L’homme qui ignorait être aveugle

Vittorio Mangiarotti

 

L’extraterrestre duquel nous allons évoquer les œuvres naît à Barberino, fraction de Calenzano, près de Florence, le 23 mai 1909.  Suite à un banal accident il devient complètement aveugle à l’âge de quatre ans. (1)

 

Pas de chance, peu après il est frappé par une autre maladie, plus rare, mais aussi inguérissable : la passion pour les armes à feu.

 

Handicap gravissime, de nos jours !

 

Pour des raisons qui demeurent mystérieuses encore maintenant, la famille résistât à la tentation de le noyer dans l’Arno. (2) Ils n’eurent pas à le regretter.

 

Le petit Eugenio, grandit donc entre limes et forets, bercé par les vantardises vespérales des chasseurs florentins que fréquentaient assidûment la maison parentale.

 

Des qu’il eut atteint l’adolescence il décida de prendre son destin en main. Comme il était aveugle il se trompa et au lieu de son destin, prit en main le fusil d’un chasseur qu’il démonta complètement avant que le propriétaire puisse terminer son repas.

Il se retrouva avec un festival de vis et de ressort qu’il copia rapidement sur des patrons en fer blanc.

Un remontage parfait, dans le noir et en temps record, sauvèrent probablement le chasseur d’un crise cardiaque, la famille de la misère et lui-même de la crucifixion.

Il aurait pu se contenter de réparer les armes que les chasseurs et tireurs de l’époque lui confiaient de plus en plus souvent et il serait resté une curiosité locale, sans plus.

 

La passion des armes ne pardonne pas.

 

Il ne fallut pas longtemps  avant que la mère ne lui interdise de travailler sur la table de cuisine.  Il s’installa donc dans l’étable et commença à y travailler : sur une planche en bois et avec un outillage de récupération. Peu à peu la petite pièce, au sol en terre battue, commença à se remplir d’armes dont la moins coûteuse valait l’entièreté de l’immeuble.

 

Travailleur au noir ante litteram, il n’allumait l’unique ampoule que pour éviter aux visiteurs occasionnels de piétiner un Holland ou de se retrouver à faire  de la respiration « bouche à bouche » au canon d’une canardière calibre 4.

 

En 1934, il construisit un fusil de chasse pour le roi Vittorio Emanuele III et en 1935 il fit cadeau à Benito Mussolini, d’un pistolet calibre 6,35 réalisé avec les restes d’un rail de chemin de fer (certains disent que ce fut à partir d’un semi axe de camion, mais je n’y crois pas). Le fait que le Duce et le Roi, au lieu de le fusiller, l’obligèrent à participer aux expositions internationales de 1936 et 37 témoigne de la qualité de ses œuvres.

 

Il continua donc à construire des armes de chasse de grande qualité, à des prix exorbitants pour les nababs et à réparer des armes fines, à des prix ridicules pour les collectionneurs.

Parmi les quelques fortunés qui purent profiter de sa maestria le président Gronchi, qui lui octroya le titre de Chevalier de la République, en 1960.

 

Malgré les prix considérables atteints par ses armes, il n’eut jamais la tentation de s’enrichir.  Toutes ses ressources furent consacrées au perfectionnement sans fin de la qualité de ses œuvres.  Tel un Benvenuto Cellini aveugle, seulement les félicitations des clients extasiés lui apportaient la preuve que des mois de travail acharné avaient finalement abouti à un résultat, imperceptible à ses yeux, mais parfaitement conforme à ses rêves.

 

Il continua, sa vie durant, à déconcerter : médecins, guérisseurs, chasseurs et armuriers qui ne pouvaient pas concevoir que l’on puisse créer un objet aussi compliqué : dans le noir le plus total et sans en avoir jamais vu auparavant.

 

Avec l’ironie typique des gents de la Toscane, il surprenait régulièrement l’inconnu qui lui demandait de réparer une arme fine en lui répondant "apportez la moi, je vais y jeter un coup d’œil"! Certains soupçonnèrent qu’il ne fût pas aveugle, d’autres conclurent qu’il avait oublié de l’être !

 

Il mourut en 1990, sans avoir jamais pu admirer les objets auxquels il avait consacré sa vie entière.

Vénéré par les connaisseurs avertis du Monde entier, il dut attendre 2009 afin que une administration mesquine et tatillonne lui consacre une ruelle dans le village duquel il avait rendu célèbre le nom.

 

Donc, si dans une grande vente aux enchères, dissimulé entre des Purdey’s, des Holland ou des Francotte, on trouve un des 35 fusils marqués "Eugenio Sabatini a Calenzano", il y a intérêt à se l’offrir, même s’il coûte beaucoup plus cher que les autres.

 

L’arme fine sera à la hauteur de sa réputation et si nous saurons le lui demander, elle nous parlera peut être, d’aventures extraordinaires vécues entre les mains d’un chef d’état, d’un prince ou d’un sultan.

 

(1)- Certains textes font état d’une cécité partielle (vision d’ombres et contrastes) nous avons vérifié auprès des ouvriers et amis qui l’ont fréquenté personnellement et tous nous ont confirmé sa totale impossibilité de voir.

 (2)- L’Arno est le fleuve qui traverse Florence

 

Je ne remercie pas les innombrables musées italiens qui n’ont pas daigné répondre à mes sollicitations.

Nous ne possédons pas de belles photos d'une oeuvre de cet artisan, si par hasard un lecteur en possède une, qu'il soit assez aimable de nous en envoyer des photos.

MERCI

Alain

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