Le Conquistador fou

Vittorio Mangiarotti,fecit

L’histoire se déroula à l’aube de la colonisation du Nouveau Monde et ce qui la rend unique est sa futilité. Alors que Pizarro, Almagro, Cortez et d’autres avaient conquis des territoires immenses et des richesses fabuleuses, avec une poignée d’hommes, Lope de Aguirre parcourut entre quatre et six mille kilomètres dans la jungle amazonienne sans qu’il en reste le moindre récit et sans en tirer aucun profit.

Son aventure équinoxiale débuta, au Pérou le 26 septembre 1560 lorsque l’expédition de Pedro de Ursua quitta Santa Cruz de Saposa, avec 300 soldats, quelques esclaves africains, une ribambelle d’indigènes et…trois femmes : la fille de Aguirre, sa dame de compagnie et la pulpeuse maitresse de Ursua. Dans pareilles conditions, il était clair que, même si le mythique royaume de El Dorado avait existé, ils ne l’auraient jamais atteint.

Ils eurent aussitôt droit aux plaisanteries habituelles de ce type de voyage : mutineries, révoltes, désertions et complots. Les jours étaient animés par les attaques des indigènes, les nuits par ceux des animaux sauvages pendant que la famine et une multitude d’insectes et parasites apportaient une touche exotique à ces distractions quotidiennes. Le climat équatorial et l’habillement ajoutaient un peu de piment à l’ensemble car : sans armure on s’exposait aux dards des ennemis et aux coups de dague des amis, avec l’armure, il fallait être ferronnier pour se soulager.

Insensible à ces facéties, Ursua passait le temps dans l’alcôve de sa maîtresse pendant que ses hommes pagayaient dur et fantasmaient grave, en vagabondant sans une destination précise.

Il ne fallut pas attendre longtemps avant qu’une poignée d’officiers liquide Ursua, consola sa maîtresse et nomma un certain Guzman chef de l’expédition et Roi du Pérou.

Ce dernier, se prend au sérieux, courtise la fille de Lope et se fait étriper par le père. Plus rien ne s’oppose au pouvoir absolu de Aguirre. Il oublie alors l’Eldorado, dans une lettre annonce ses quatre vérités au Roi d’Espagne, se proclame Traître et tant qu’à faire, Roi du Pérou et du Chili.

Curieusement, au lieu de remonter le fleuve, vers son futur royaume, il s’enfonce dans la jungle amazonienne et fait perdre ses traces.

Certains historiens soutiennent qu’il aurait quitté l’Amazone, atteint et descendu l’Orénoque.

D’autres prétendent qu’il aurait continué jusqu’à Belém, puis remonté la cote atlantique  traversant le Surinam et la Guyane.

On le retrouve à l’île de la Margarita ou il sème la terreur et réitère son exploit épistolaire en traitant son souverain de rejeton gâté et ingrat. Il reprend ensuite son chemin vers le Nord du Venezuela, en direction du Pérou.

Son aventure se conclut, le 27 octobre 1561, à Barquisimeto, ou ses anciens compagnons lui souhaitent la bienvenue avec deux coups d’arquebuse. Il meurt en narguant ses assassins non sans avoir poignardé sa fille Elvira afin qu’elle ne devienne pas un matelas pour les vainqueurs!

Sur ordre de Felipe II, sa tête fut exposée à Tocuyo, sa main droite à Merida, la gauche à Valencia, son corps donné aux chiens et le nom interdit au royaume.  C’est dire si le bonhomme avait pourri la vie du sinistre monarque sur l’empire duquel le soleil ne se couchait jamais.

Malgré le portrait peu édifiant que certains chroniqueurs lui ont dressé, même ses détracteurs les plus acharnés lui accordent un courage téméraire et une culture peu commune. Tous lui attribuent une grande honnêteté intellectuelle que certains assimilent à la transparence propre des fous qui se déclarent spontanément responsables de leurs propres actes. Quelques siècles plus tard, Simon Bolivar se charge de le réhabiliter. Applique les principes énoncés par Aguirre, identifie ses manuscrits comme première déclaration d’indépendance du Nouveau Monde et devient El  Libertador!

Comme quoi, on a souvent tort d’avoir raison trop tôt.

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