LE REVOLVER JAVELLE

Notre webmaster me montre fièrement un beau revolver Javelle à broche qu'il a récemment déniché. J'avais déjà vu des exemplaires de cette arme intéressante, mais n'avais encore jamais eu l'occasion d'en examiner un de près.

Photo 1 et 2

Intrigué par le système comprenant un ergot dans le pontet derrière la détente, ainsi qu'un cran de demi-armé sur le chien, disposition pour le moins inhabituelle sur un revolver à double action, j'ai émis le désir de démonter cette arme, au demeurant en excellent état et ne nécessitant aucune réparation, simplement pour voir et comprendre le fonctionnement du mécanisme interne.

Téméraire comme il est, il me l'a donc confié, non sans lui jeter le regard glauque et vide qu'on lance à la personne aimée dont on sait qu'on risque de ne jamais la revoir.

PREMIER REGARD

 Avec sa crosse au busc prononcé et de forme carrée, la silhouette du revolver Javelle évoque celle des Perrin, Lefaucheux 2nd type et autres Raphaël des années 1860. Conçu et breveté en 1861 par l'armurier stéphanois M Javelle, ce revolver fut fabriqué jusqu'en 1880 dans les calibres 9 et 12 mm, à broche d'abord puis à percussion centrale. Selon certains auteurs américains, un petit nombre d'entre eux, en calibre 12 mm, furent utilisés pendant la Guerre de Sécession. Il s'agira sans doute de revolvers raflés sur le marché européen par le major sudiste Caleb Huse, ou de quelques armes éparses achetées de leurs propres deniers par des soldats des deux camps aux USA. Le  revolver Javelle n'a pas d'histoire militaire notable.

 Notre exemplaire, non gravé, garde un grand pourcentage de ce magnifique bleu glacé que l'on ne trouve plus sur aucune arme moderne, et une crosse taillée d'un bloc dans un morceau de noyer de choix.

C'est un revolver à broche, de calibre 9 mm, au canon octogonal sur toute sa longueur et au pontet rond.  Les exemplaires en 12 mm ont le canon rond, seule la portion arrière est octogonale, et leur pontet comporte un léger feston.

Sur le pourtour du barillet, je relève le poinçon d'épreuve de St Etienne utilisé de 1869 à 1879, à savoir un grand E entre deux palmes croisées, flanquées des lettres S et E et soulignées d'une croix. Ce poinçon nous permet donc de situer la fabrication de cette arme au cours de cette décade.

Le dessous du bâti, devant le pontet, est frappé de la mention "JAVELLE . M - ST ETIENNE" en demi-lune, et "Bté S.G.D.G" à l'horizontale. Je ne relève aucun autre marquage.

Ce qui frappe en premier lieu sur ce beau revolver, en-dehors de sa finition et des ajustages parfaits, c'est son système de canon basculant comprenant une sorte de griffe maintenue fermée par une clef assez similaire à celle des fusils et pistolets Lefaucheux, et qui vient enserrer l'extrémité de l'axe de barillet.

Lorsque l'on manoeuvre la clef de fermeture vers la droite, la console du canon s'ouvre en deux parties dans le sens horizontal, ce qui permet de la désolidariser de l'axe du barillet et d'abaisser le canon, pour ensuite extraire le barillet pour les opérations de chargement/déchargement. La partie interne de la console et l'extrémité de l'axe du barillet sont pourvus d'une série de rainures qui s'enclenchent les unes dans les autres et assurent une fermeture parfaite, renforcée par la pression de la clef, et éliminant tout jeu.

S'il est vrai que l'obligation de démonter le barillet pour le charger évite tout accident, c'est cependant une opération longue et trop compliquée, qui ferme à cette belle arme toutes les portes de l'armée ou de la marine. Il s'agit donc d'un revolver qui ne pourra intéresser que le marché civil, même en gros calibre.

Photo 3 à 5

La seconde curiosité est l'ergot qui se trouve dans le pontet derrière la détente, et qui ressemble à une seconde détente plus petite, et qu'on distingue sur la photo 1.

Cet ergot est actionné en fait par la détente lorsqu'elle arrive en fin de course, et semble commander la chute du chien.

Enfin, on peut voir un curieux ressort plat fixé à l'avant du pontet, dont une extrémité s'engage par en-dessous dans le bâti. A première vue, je ne vois pas très bien à quoi peut servir ce ressort - si toutefois c'en est un. Je ne vois nulle part non plus, sur le pourtour du barillet, de quelconques cames ou crans de blocage.

DEMONTAGE

Le démontage de l'arme s'effectue en commençant par la crosse, laquelle est d'une seule pièce et est fixée par deux vis à bois, l'une traversant le bâti de crosse avant, l'autre traversant verticalement le busc. Je remarque d'ailleurs qu'à l'instar des revolvers Adams, ce busc est constitué d'une pièce métallique amovible qui entoure le chien. La crosse porte une calotte d'acier, fixée sur notre exemplaire par une vis centrale.

Une fois la crosse enlevée, je découvre le ressort de chien (ou ressort principal), qui n'est qu'un simple ressort plat, pourvu d'une fourche qui engage la chaînette du chien, et fixé au bas du bâti de crosse avant par une simple vis traversière.

Sous ce ressort s'en trouve un autre, plat et courbe, plus court que le précédent et également fixé au bâti de la même façon. La photo 6 montre le montage de ces deux ressorts. La vis qui maintient le plus petit des deux sert également à fixer l'arrière du pontet au bâti de crosse.

Une fois les deux ressorts démontés, je dévisse et extrais la vis-axe du chien, ce qui me permet de démonter ce dernier et également le busc amovible, lequel est pourvu, sur sa face interne, d'un oeilleton à travers lequel passe cette vis-axe.

Je dévisse ensuite la vis-axe de l'ergot se trouvant derrière le pontet, lequel tombe tout seul hors du revolver.

Avant de démonter la queue de détente, il me faut ôter deux petites vis qui se trouvent de part et d'autre de cette dernière, et qui maintiennent l'avant du pontet en place sur la carcasse. Le pontet vient tout seul, avec son curieux ressort sur sa partie avant...lequel se révèle être tout simplement le ressort de rappel de la détente.

 Une fois sa vis-axe enlevée, la queue de détente tombe également d'elle-même hors du revolver, avec l'élevateur.

Photos 6 à 11

SURPRISE

Alors que je m'attendais à trouver un mécanisme tout à fait particulier, j'ai la grande surprise de constater qu'à trois détails près, le mécanisme de détente que j'ai devant les yeux est... celui du revolver anglais Beaumont-Adams 1856 !!

Tout est identique, à l'exception des détails suivants:

- la position de la came de blocage du barillet, laquelle est sur le Javelle matérialisée par une excroissance sur l'avant eu au milieu de l'élevateur;

- la position du levier de gâchette en-dessous du chien au lieu du dessus

- le curieux ressort de rappel de détente

Note

Le 20 février 1855, le lieutenant anglais Frederick Beaumont du régiment Royal du Génie déposait à Londres un brevet couvrant une amélioration permettant d'utiliser les revolvers Adams tant en simple qu'en double action. Auparavant, les excellents revolversAdams ne fonctionnaient qu'en double action uniquement, ce qui amenait leurs détracteurs à leur reprocher un manque de précision.

Le 3 juin 1856, Beaumont déposait le même brevet aux USA sous le n° 15.032.

L'amélioration est de taille, puisque c'est grâce à elle que Robert Adams regagnera la confiance du public anglais et forcera ainsi Samuel Colt à fermer son atelier de Londres pour cause de chute vertigineuse des chiffres de vente. Avec sa finition parfaite, son châssis à cadre fermé, le système Beaumont et le nouveau levier de chargement breveté par Kerr, le Beaumont-Adams surpasse de loin le Colt Navy 1851, quoique que plus fragile. Sur base du brevet déposé aux USA, le Beaumont-Adams sera en outre produit à environ 19.000 exemplaires par la Massachussetts Arms Co, qui en vendra environ 1.750 à l'armée de l'Union au début de la Guerre de Sécession.

Le revolver Beaumont-Adams représente pour Samuel Colt la défaite commerciale la plus cuisante de sa carrière.

Il semblerait donc que l'ami Javelle, qui n'a breveté le revolver qui fait l'objet de cet article qu'en 1861, se soit très fortement inspiré du système de détente mis au point par Beaumont six ans plus tôt, tout en lui apportant certaines améliorations sur le plan de la solidité.

FONCTIONNEMENT (photos 11a à 13) comparé à celui du Beaumont-Adams

 

Le système mis au point par Beaumont et apparemment repris par Javelle fonctionne de la manière suivante:

 

Sur le haut du bloc-détente sont montés, sur un axe commun, l'élévateur et un étrier rectangulaire dont le côté supérieur est taillé en biseau. La face avant du corps du chien comporte un crochet orienté vers le haut, qui vient s'engager dans la fenêtre de l'étrier. L'étrier remplit la fonction du mentonnet classique des revolvers à double action.

L'élévateur comporte un ressort en L, qui d'une part le maintient poussé contre le rochet du barillet, et d'autre part maintient l'étrier en arrière contre le corps du chien.

L'élévateur de Javelle comporte également, sur le milieu de sa face avant, une excroissance faisant office de came de blocage du barillet. Ce système se retrouve sur le revolver anglais (encore!) Daw des années 1850, mais pas sur le Beaumont-Adams, qui a une came plus classique placée sur le haut du bloc-détente.

A la base du corps du chien sont taillés deux crans (armé et demi-armé), dans lesquels vient s'engager le haut du levier de gâchette. Ce levier est maintenu en position haute par son ressort courbe, logé sur le bâti sous le ressort principal. C'est ce levier qui matérialise la simple action.

Lorsque le tireur arme le chien avec le pouce, le crochet du chien entraîne la détente via l'étrier; le levier de gâchette s'engage dans le cran d'armé du chien et le maintient dans cette position.

Lorsqu'on appuie sur la détente, celle-ci vient repousser l'ergot du levier de gâchette qui ressort à l'arrière dans le pontet; le levier bascule et libère le chien qui s'abat pour percuter.

En double action, c'est le côté supérieur biseauté de l'étrier qui, sous la pression de la détente, s'engage dans un autre cran taillé dans le chien et repousse celui-ci en arrière. Arrivée en fin de course, la détente repousse également l'ergot du levier de gâchette, l'empêchant de bloquer le chien. L'angle pris par le chien à ce moment fait glisser l'étrier hors de son cran et le chien peut à nouveau percuter.

 

Javelle a ajouté un cran de demi-armé, qui maintient le chien à mi-course et constitue une sécurité lors du remontage du barillet en place après le chargement. Le tireur peut alors, en appuyant sur l'ergot derrière la détente avec le doigt, rabattre le chien entre deux chambres du barillet.

Photos 14 et 15

 

Sur le Beaumont-Adams, le levier de gâchette est une pièce plate placée au-dessus du corps du chien et maintenue vers le bas par un petit ressort. Cette pièce s'engage dans deux crans taillés sur le dessus du corps du chien et à le même effet que sur le Javelle. En simple action, c'est la partie supérieure de l'étrier qui repousse le levier vers le haut pour libérer le chien. Les autres fonctions de l'étrier sont identiques à celles du Javelle..

Avec mes yeux d'amateur moderne, je dirais que le levier de gâchette du Javelle est plus fiable et moins sujet à usure que celui du Beaumont-Adams. On pourrait également comparer l'ensemble des systèmes aux fameux «triple-action» de Lefaucheux, en fait pas très différents dans le principe de fonctionnement.

 

Enfin, Javelle a également innové au niveau du ressort de rappel de détente, qui est constitué par un simple ressort plat fixé par une vis à la face avant du pontet. Le grand avantage de ce ressort par rapport à ceux en V logés dans une cuvette, est qu'il est très facile à fabriquer et peut être monté en place sans qu'il ne faille démonter quoi que ce soit d'autre sur le revolver. Placé en oblique, ce ressort s'appuie simplement sur le bec avant du corps de détente.

 

En conclusion, le revolver Javelle illustre de manière intéressante la recherche de l'amélioration, les errements fréquents et la copie sans vergogne des inventions de l'autre par les armuriers d'une époque où dans l'industrie tout était encore possible.

Visiblement inspiré par les grands fabricants européens de son temps (Lefaucheux pour la clef de serrage du canon et la munition à broche, Beaumont-Adams pour le système de détente, Webley pour le principe du canon basculant), Javelle a quand même réussi à donner à son arme une touche personnelle qui le fait remarquer.

Ne présentant de par sa complexité aucun intérêt pour les militaires, le revolver Javelle peut cependant être considéré comme une arme de haute qualité, solide et à la finition parfaite jusque dans ses moindres détails. Les calibres 9 et 12 mm lui confèrent en outre une puissance d'arrêt analogue à celle des armes de poing militaires et de police de son temps.

Son charme désuet et sa relative rareté en font en outre de nos jours une pièce de collection recherchée.

 

Marcel

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